4) La deuxième partie du trajet

- Boarf c'était qu'un chien. Rien de bien méchant. Scientifiquement parlant, tous les organes ayant cessé leurs fonctions se putréfient pour enfin se décomposer d'où l'odeur. C'est naturel. Heureusement que tu fais pas médecine, Emma, sinon tu serais très souvent écoeurée !

Clin d'oeil taquin à la blonde tandis que la future scientifique - du moins l'espère t-elle - tente de trouver une position plus confortable. Elle baisse le ton.

- Dans la boutique ? Ha oui, quelques courses. Rien de bien passionnant, en vérité. Du sel, du sucre, y'en a plus chez moi. Je voulais de quoi nettoyer l'appart à mon retour mais rien trouvé, par contre, j'ai déniché le produit ultime pour rendre une voiture aussi rutilante qu'une neuve ! Non parce que celle de mon coloc, elle fait vraiment poubelle en vérité, je te le dis... Mais chut, il se vexerait... Cela dit, il n'aura plus d'excuse !

Elle rit, semblant sincèrement se moquer de David, son coloc tête en l'air.

- Oh ! Si j'ai tout suivi sinon... C'est hanté ! Un monstro-fantôme infâme qui se nourrit des mouches et qui joue du violon sous l'apparence d'une petite fille ! Bouh !

Elle mime les mains levées comme pour faire peur. Non sans déconner, elle semble vouloir dédramatiser le stress subi plus tôt avant de reprendre son sérieux.

- Y'aurait des légendes urbaines qui courent sur le fantôme d'une petite fille recherchant un violon ? Tu sais toi ?

Elle en profite pour ressortir son lecteur MP3 et son smartphone après, ne soyons pas dupes, avoir tourné la tête quelques instants vers le couloir pour jeter un regard interrogateur à Eddy avant de reprendre la discussion l'air de rien; pianotant de temps à autre sur son tél, une oreillette seulement contre son tympan comme pour atténuer la musique du poste radio. Pincement au coeur, toujours l'air de rien, et foutu soupir.

Le bus se remplit à nouveau... MEG prend le temps de reprendre ses esprits, son calme. Elle ne se laissera plus avoir ainsi, à se faire gagner par un sentiment proche de la colère, pas loin de la peur. Se contenir. Les animaux sont en bas de la chaine... Le rappeur n'est qu'une bête parmi tant d'autres. Litanie qu'elle se réciterait si elle s'avouait avoir eu un tant soit peu peur. Sauf qu'en sus d'être une tête brûlée - l'habitude des gardes du corps qui lui garantissaient une certaine impunité d'ordinaire, sans doute - Marie-Elisabeth est trop fière pour avouer qu'un rien d'adrénaline piquante lui a traversé les veines.

Lorsque le tremblement de ses mains cesse, avant que le bus ne soit reparti, elle se repoudre le nez. Ce n'est pas une pétasse, non, juste que sa mise se doit d'être impeccable, et que le piquetage de postillons, ça n'est pas classe. Son miroir en main, elle y voit aussi un autre regard que le sien, ce regard qui lui chauffe la nuque à travers le siège. L'animal semble en colère... La bête hargneuse rumine. Elle devra prendre garde. Manquerait plus qu'il mette sa menace à exécution, pas dit qu'elle puisse maitriser les ardeurs de l'animal pour qu'il ne se perde pas n'importe où.

Elle referme le miroir, le range, ressort son livre et tente de se plonger dans la lecture. Rien à faire. Son regard se dirige obstinément vers l'avant du bus, son buste se penche parfois vers le couloir pour voir la route, qui défile, devant. Il y a des mouvements, des conversations, une histoire de petite fille, de morts, d'amour... Elle écoute sans entendre, perçoit sans écouter... Derrière, ça cause, ça a l'air intéressant, ou pas. Est-ce réellement digne de son intérêt, la vie des petites gens ? Passage devant elle, direction l'alcool... Des yeux rougis, de la bonne éducation qui efface rapidement les traces... Si, ça, ça l'est, intéressant. La personne du moins, elle se penchera sur elle, si l'occasion se présente.

Elle tend un peu l'oreille, enfoncée dans son siège, sans plus. Les mots glissent, l'occupent. Son miroir revient de temps en temps dans sa main, elle repoudre ce qui n'a pas besoin de l'être, la poudre est légère, s'envole, l'avantage de la qualité, jamais trop... Toujours parfaite. Le miroir se balade, elle observe les gens. Les immobiles, les muets, ceux (celui) au regard insistant... Ceux qui causent, qu'ont l'air remués... elle tente de voir ce qu'elle peut. Étude du zoo avant la véritable vie en communauté, là ce n'est que le trajet.

Finalement, elle reprend son livre, range le miroir. Une page plus tard (une phrase, quoi), elle sursaute presque quand les sacs près d'elle s'envolent. Elle lève les yeux vers l'impudent qui a osé toucher sa valise, le laisse parler.

Une réponse verte et un envoi dans le décor verbal ? Non... Allez, ça suffit comme ça, les histoires. Elle s'est déjà fait un ami, point trop n'en faut, à chaque jour suffit sa peine. Elle se lève donc, laissant à Eddy le passage libre pour s'installer près de la fenêtre, en profite pour faire un tour d'horizon des expressions offertes par les visages visibles des occupants du bus... Croisant le regard de Marshall, elle s'autorise un léger sourire. Le stress est parti, tout va bien... Il ne va pas lui tenir rigueur de leur petit échange, si ? Si ?

Elle s'assied ensuite, lève un sourcil interrogateur vers son nouveau voisin.

- À ce point dérangeant ? Le sujet, ou les gens ?

Son livre retourne dans son sac, elle se demande un instant de quoi elle pourrait discuter avec cet être dont elle ignore jusqu'au prénom. Lui connait le sien... Bon bon bon... Léger sourire un brin gênée.

Sauvée. Par le... tirage du Bizu. Ce nouveau délire lui déplait fortement, mais elle a bien décidé de venir, non ? Elle assume donc. Elle sait ce que c'est... Une crasse par personne, c'est presque moins pire que ce qu'ils font dans les Hautes Ecoles, en France... Ou pire, chez les apprentis... Ce genre de choses qui font scandale. Elle prend un papier, ne le déplie pas, pas encore... De toute façon, ça n'est pas elle, le Bizu, c'est juste pas possible.

Elle s'arrêtera un instant aux côtés de la française avec la simple courtoisie propre à larousse.

- Proust ? Quel ennui ! Hemingway te passionnerait certainement plus.

Ton distant et courtois, alors qu'elle jette enfin un regard anxieux à Eddy. Oh, à n'en point douter qu'il comprendra aisément la source de cette anxiété s'il la connait suffisamment. Et elle poursuit sa route, allongeant le pas, sans plus regarder qui que ce soit excepté la silhouette de Mary, puis celle du conducteur alors que les deux semblent en train de discuter.

- Excusez-moi de vous déranger mais je crois que faut qu'on parle. Thomas, tu me connais suffisamment pour savoir que c'est...

Elle déplie le papier, bien sûr, et le montre simplement aux deux d'une main tremblottante, la mine défaite. Quid du nombre de morts, suicidés, violés, traumatisés, dépressifs suite à ces fameux "bizutages" ?

Elle est livide presque les larmes aux yeux. Eh ui, car elle s'imagine bien le pire et le plus traumatisant.

- C'est hors de question. Je ne peux pas. Le hazing est puni par la loi dans suffisamment d'états pour que ce soit disuassif... Or subir humiliations dégradantes, outrages et violence contre mon gré en sachant toutes les dérives possibles... Non, désolée, je ne peux pas. Il est hors de question que je m'avilisse de quelque manière que ce soit pour le bon plaisir d'un groupe d'étudiants qui ont déniché un défouloir, et dont je ne connais même pas la moitié... Après quoi, on va m'attacher, me séquestrer et me faire subir de force ? Non, désolée, je ne peux vraiment pas... Ce n'est pas possible. Et si je dois jouer un minimum le jeu, que leurs gages n'aient rien de séxuel, de dégradants, d'impudique, ne mettent pas en péril mon intégrité physique ou mentale, sans alcool et sans la moindre drogue. Là, peut-être accepterai-je de coopérer à ces jeux. Tant pis si je passe pour la rabat-joie de service...

Au regard étonné de Mary, la jeune femme baisse la tête un instant en chuchotant simplement.

- Il y a parfois certains évènements qui marquent au fer rouge et qu'on ne veut pas revivre.

Des évènements sur lesquels il faut tourner la page, remontant à une époque à oublier. La perte d'un être cher. Puis, l'abandon d'un père. Une mère déboussolée, une soeur renfermée. L'incompréhension d'une gamine destinée à mûrir trop vite jusqu'à porter des poids sur ses épaules qui, au lieu d'allonger sa silhouette, l'avaient élargis. Des poids ayant chuté des épaules sur ses hanches, son ventre, ses cuisses... Des poids en trop et inutiles dont elle ne parvenait à se défaire. La loi de la gravité sans doute ?

Il y a bien une époque rude dans l'existence d'un être humain : L'adolescence. La période où le corps persiste à changer, bon gré mal gré. L'époque du désamour de soi quand les autres vous le rendent bien, dès lors où l'apparence et le paraitre comptent plus que toute autre chose jusqu'aux vêtements de marque.

Cela avait débuté à la pré-adolescence, cela s'était amplifié à cette période ingrate. Beau porter du noir et de larges habits, rien ne masquait suffisamment ces rondeurs. La loi de la gravité avait eu le dessus. Du collège au bahut, certains sobriquets étaient restés. La méchanceté gratuite subie semblait s'être cristallisée chez ces jeunes devenus populaires, même ceux ne l'étant pas à dire vrai. Tolérance zéro si vous ne rentrez pas dans le moule d'une manière ou d'une autre.

A tel point que le rejet des autres pousse à s'isoler d'autant plus. Brimades, insultes, gestes déplacés, blagues vaseuses et mises en scène rocambolesques pour ridiculiser un maximum. La violence sous toutes ses formes, accompagnée de sa meilleure amie, l'humiliation. Ce sont les mots bien plus que les coups, bas ou non, qui font le plus mal.

Au début, paraitre fragile, faible était une piste à creuser. Au final, l'indifférence, meilleur des mépris, finit par prendre le dessus. Ne se seraient-ils pas lassés ? Non. Elle aura bien tenté d'abattre son poing sur l'un des douze salopards, mais se prit le double en retour.

Dessin, lecture, s'accrocher aux études pour ne pas sombrer quand la famille n'est pas assez soudée pour combler les failles intérieures d'une jeune fille mal dans sa peau, dans sa tête. Avait-elle songé au suicide ? A disparaitre pour qu'on l'oublie ? Forcément.

Puis, il y eut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Et elle disparut. Magie des illusions. Magie tout court à en défier les lois de la gravité pour devenir quelqu'un d'autre à l'hygiène de vie irréprochable, au mental fort et tolérant, n'allant jamais contre sa propre morale. Celle qu'elle aurait sans doute toujours dû être s'il n'y avait pas eu ce foutu grain de sable dans l'engrenage. Sans doute pour cela qu'elle s'intéresse aux gens si peu populaires, avec des failles qu'elle perçoit, avec des différences marquées qu'elle accepte malgré ses maladresses et ses incompréhensions. Notons, qu'elle choisit généralement minutieusement les gens auprès desquels, elle souhaite être. Est-ce un mal pour un bien ou l'inverse ?

... Mais qui cela intéresserait - ici et aujourd'hui - l'histoire d'un vilain petit canard qui voulait se métamorphoser en cygne ?
... Qui était réellement en mesure de comprendre la source de sa détresse actuelle ?

Peut-être Thomas.

Le véhicule continue de rouler. Elle n'ose plus piper mot, se sentant limite de trop et mal à l'aise. C'est pesant. Elle perçoit de l'étonnement, toujours. Réflexion et déception... Et puis, le bus est arrêté soudainement. A elle d'être étonnée, limite choquée par le discours de Thomas. Seul ce dernier et Mary pourront voir ses yeux s'arrondir, alors que sa bouche est déjà prête à protester et ils peuvent entendre un très léger "mais... non...". Certains sujet ne s'abordent pas.

Elle est blême,toujours, les larmes aux yeux, au point de s'asseoir face à Mary tant ses jambes peinent à la tenir encore debout. C'est comme un uppercut qu'elle prend de plein fouet.

Alison, la rousse flamboyante au sourire naguère omniprésent avait perdu ses moyens. Pas prête à affronter les pires humiliations que pouvaient formenter des esprits tordus, non, mais prête à accepter son sort si on la rassurait en lui évitant de ces crasses susceptibles de mettre à mal sa morale et ses croyances. Juste ça. Décrasser des chiottes, manger des piments, ce genre de trucs bêtes ne lui auraient sans doute pas fait peur. Peut-être même qu'elle en aurait rit et trouvé cela amusant mais elle ne le saura probablement jamais.

Elle se fait toute petite sur son siège. Elle ressent bien l'étonnement et le malaise général ainsi que les protestations. Alison en est la source et les jugements hâtifs auront tôt fait de lui coller une étiquette hasardeuse. Au regard de Thomas, le sien est interrogatif, peiné, inquiet et pleins d'empathie.
Pourtant, elle finira par y lire de la compréhension.

Le pourquoi se transforme alors simplement en :

- ... Mer... Ci.

Chuchoté. Murmuré sincèrement alors que le conducteur reprend sa place. De la sienne, elle n'osera plus bouger jusqu'à l'arrivée au manoir. C'est uniquement lorsque les choses se tasseront qu'elle passera deux appels aux discussions très brèves et, visiblement, courtoises. L'un pour reporter un rendez-vous chez le dentiste; un autre pour changer ses horaires du lundi suivant. Apparemment, elle travaillera le samedi d'après à la place. La vie a parfois de ces drôles d'urgences...